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Durée du travail

Le défaut de système fiable de décompte de la durée du travail empêche-t-il l'employeur de prouver par d'autres moyens les heures réalisées ?

En cas de litige sur l’existence ou le volume des heures travaillées, si le salarié produit des éléments suffisamment précis, l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, doit répondre en apportant ses propres éléments. La Cour de cassation vient de juger dans deux affaires que l’absence de mise en place par l’employeur d’un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier des salariés ne prive pas celui-ci du droit d’apporter d’autres éléments pour « prouver » le nombre d’heures travaillées en cas de contentieux.

Preuve partagée des heures travaillées : les principes

En cas de contentieux sur l’existence ou le nombre d’heures de travail accomplies, le salarié et l’employeur se partagent la charge de la preuve (c. trav. art. L. 3171-4).

Le salarié doit présenter a minima « des éléments suffisamment précis » quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies pour permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments (cass. soc. 18 mars 2020, n° 18-10919 FPPBRI). Pour autant, cette exigence « d’éléments suffisamment précis » ne doit pas aboutir à faire peser la charge de la preuve sur le salarié (cass. soc. 27 janvier 2021, n° 17-31046 FPPBRI).

En réponse, l’employeur est tenu de fournir au juge des éléments de nature à justifier les heures effectivement travaillées par le salarié (c. trav. art. L. 3171-4 ; cass. soc. 10 mai 2007, n° 05-45932, BC V n° 71). Il peut notamment s’appuyer sur les éléments provenant du contrôle des heures de travail qu’il est dans l’obligation d’assurer (cass. soc. 18 mars 2020, n° 18-10919 FPPBRI).

Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d'enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable (c. trav. art. L. 3171-4 ; cass. soc. 18 mars 2020, n° 18-10919 FPPBRI).

Le juge tranche en fonction de ces divers éléments, sachant qu’il peut ordonner des mesures d’instruction si nécessaire (c. trav. art. L. 3171-4). En toute hypothèse, l’appréciation des éléments de preuve produits par l’une et l’autre partie relève de l’appréciation souveraine des juges du fond (cass. soc.8 février 2023, n° 21-11654 D).

À noter : si un salarié a fourni des « éléments suffisamment précis », l’employeur qui n’apporte en réponse aucun élément (ou des éléments insuffisants) de nature à justifier les horaires du salarié peut être condamné à verser un rappel de salaire (cass. soc. 4 décembre 2013, n° 12-22344, BC V n° 299).

Quelle preuve en l’absence de système de décompte du temps de travail objectif, fiable et accessible ?

Une salariée, engagée comme coiffeuse, avait réclamé en justice le paiement d’heures supplémentaires, sans obtenir gain de cause, ni devant les prud’hommes, ni en appel. Le litige avait pour toile de fond un licenciement pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement, intervenu un peu moins d'un mois après que la salariée ait demandé en justice la résiliation judiciaire de son contrat de travail.

Devant la Cour de cassation, la salariée a de nouveau argumenté, en soutenant que :

-son employeur avait l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur, ce qu’il n’avait pas fait ;

-dans le litige l’opposant à l’employeur sur ses heures travaillées, le juge ne pouvait prendre en considération que des documents produits par l’employeur provenant d’un tel système ;

-en conséquence, faute d’un tel système, la cour d’appel ne pouvait pas donner raison à l'employeur en se fondant sur d'autres éléments, notamment un cahier de relevés des heures de travail de la salariée quotidiennement tenu par l’employeur lui-même de manière manuscrite, des attestations de témoignage, une contradiction entre les heures réclamées par la salariée et une sanction (qu’elle n’avait pas contestée) infligée le même mois pour manquement à la durée du travail hebdomadaire.

Pour la salariée, ces éléments n’étaient tout simplement pas recevables en l’absence de mise en place par l'employeur d'un système objectif, fiable et accessible de mesure de la durée du travail.

Une réponse sans ambiguïté de la Cour de cassation

De manière traditionnelle, la Cour de cassation rappelle tout d’abord :

-les obligations de décompte de la durée du travail à la charge de l’employeur lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif (c. trav. art. L. 3171-2 ; voir encadré) ;

-que l’employeur doit tenir à la disposition de l’agent de contrôle de l’inspection du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié (c. trav. art. L. 3171-3) ;

-les règles de partage de la preuve entre le salarié et l’employeur en cas de litige sur les heures travaillées, en rappelant que si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d’enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable (c. trav. art. L. 3171-4 ; voir ci-avant) ;

-la possibilité qu’a le juge d’ordonner, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles (c. trav. art. L. 3171-4 ; voir ci-avant).

La Cour se réfère ensuite à une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du printemps 2019, selon laquelle les États membres de l’Union européenne doivent imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur, pour assurer l’effet utile des droits garantis par le droit européen en matière de temps minimal de repos et de durées maximales du travail (voir encadré) (CJUE 14 mai 2019, aff. C-55/18, point 60).

Dans ce contexte, qu’en est-il des éléments de preuve que l’employeur peut fournir s’il n’a pas mis en place un tel « système objectif, fiable et accessible » ? Autrement dit, comme l’a souligné l’Avocat général dans son avis, le juge peut-il fonder sa décision, en l’absence de production par l’employeur d’éléments de contrôle de la durée du travail issus d’un système objectif et fiable, sur toute autre preuve versée par les parties ?

La réponse de la Cour de cassation est sans ambiguïté : l’absence de mise en place par l’employeur d’un tel système ne le prive pas du droit de produire en justice « tout élément de droit, de fait et de preuve, quant à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies » (cass. soc. 7 février 2024, n° 22-15842 FSB).

À charge ensuite aux juges du fond de les examiner et de les apprécier souverainement, conformément aux règles d’administration de la preuve des heures travaillées.

À noter : dans son avis, l’avocat général a néanmoins estimé qu’il doit dans ce cas être procédé à « un examen rigoureux au fond des éléments de preuve produits par l’employeur, qui ne doit pas se limiter aux données d’heures accomplies fournies par celui-ci ne répondant pas aux exigences d’un tel système, sauf à faire peser de facto la charge de la preuve sur le salarié » (avis de l’Avocat général, § 2.2).

Dans l’affaire qui nous intéresse, la cour d’appel, après avoir examiné les éléments produits par le salarié et l’employeur, avait pu valablement juger que la salariée n'avait pas accompli d'heures supplémentaires.

Une deuxième affaire tranchée dans le même sens le même jour

On notera que le même jour, la Cour de cassation a rendu une autre décision allant dans le même sens, cette fois à propos d'un ingénieur motoriste. Là encore, le salarié avait tenté d'écarter les relevés d'activité produits par l'employeur provenant des comptes rendus d'activité remplis par les salariés au motif qu'ils ne résultaient pas d'un système objectif et fiable de mesure de la durée du travail du salarié (cass. soc. 7 février 2024, n° 22-16323 FS).

Le contrôle de la durée du travail, une composante de l'obligation de sécurité de l’employeur
L’arrêt de la CJUE du 14 mai 2019
• Dans sa décision du 7 février 2024, la Cour de cassation évoque une jurisprudence européenne du printemps 2019 selon laquelle les États membres de l’Union européenne doivent imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectuée par chaque travailleur (1) pour assurer l’effet utile des droits en matière de temps minimal de repos et de durées maximales du travail prévus par la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 sur le temps de travail et du droit fondamental consacré à l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CJUE 14 mai 2019, aff. C-55/18, point 60).
• Selon la CJUE, l’instauration d’un tel système relève de l’obligation générale, pour les États membres et les employeurs, prévue par la directive 89/391, de mettre en place une organisation et les moyens nécessaires pour protéger la sécurité et la santé des travailleurs (CJUE 14 mai 2019, aff. C-55/18, point 62).
La décision de la Cour de cassation du 5 juillet 2023
• En juillet 2023, la Cour de cassation s’est appuyée sur cette jurisprudence européenne pour affirmer, pour la première fois ainsi qu’elle l’a souligné dans sa lettre de la chambre sociale, que l’obligation pesant sur l’employeur de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de contrôler la durée du travail des salariés est une composante de son obligation de sécurité (cass. soc. 5 juillet 2023, n° 21-24122 FSB ; lettre ch. soc. n° 20 mai/juillet 2023).
• Dans cette affaire, la Cour avait jugé que ni la faculté ouverte aux salariés de procéder par eux-mêmes aux déclarations d'heures supplémentaires ni l'ouverture de négociations collectives n'étaient de nature à caractériser que l'employeur avait satisfait à son obligation de contrôle de la durée du travail et d'assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs en matière de durée du travail.
(1) Selon la CJUE, il incombe aux États membres, dans le cadre de l’exercice de la marge d’appréciation dont ils disposent à cet égard, de définir les modalités concrètes de mise en œuvre d’un tel système, en particulier la forme que celui-ci doit revêtir, et cela en tenant compte, le cas échéant, des particularités propres à chaque secteur d’activité concerné, voire des spécificités de certaines entreprises (CJUE 14 mai 2019, aff. C-55/18, point 63).

Cass. soc. 7 février 2024, n° 22-15842 FSB ; https://www.courdecassation.fr/decision/65c32b0411f78b0008e3e163 ; cass. soc. 7 février 2024, n° 22-16323 FS